Moser Nature Watch

(Le texte ci-dessous reprend celui réalisé pour les Actes du Congrès de Société Suisse de Chronométrie Suisse 2022)

Les montres et son industrie sont une partie importante de l’identité suisse. Ce secteur vend essentiellement à l’étranger tout en s’appuyant sur des valeurs associées à la Suisse : qualité, authenticité et nature. Très présent dans le luxe, le secteur horloger applique de façon croissante les standards de la durabilité, mais essentiellement sur le thème du climat.

Montre et nature, un couple éprouvé

La nature et ses saisons sont un symbole répandu du temps et de sa marche inéluctable. En joaillerie, les animaux et végétaux sont des thèmes de création communs. Chez les manufactures horlogères, la nature est souvent utilisée pour démontrer l’ancrage local des marques horlogères, pour s’associer avec une certaine harmonie du monde vivant ou encore pour imager la performance via la lutte contre les éléments naturels.

Les risques liés à la dégradation de la nature

La perte de biodiversité prouve, comme la trésorerie pour l’état financier d’une entreprise, que l’état de la nature se dégrade de façon croissante. Elle expose le secteur horloger à deux types de risques. Premièrement, ceux liés aux dépendances envers un service fourni par la nature, comme p.ex. le bois, l’eau propre ou encore le cuir. Deuxièmement, les impacts des manufactures et de leur chaine de valeur sur la nature représentent aussi des risques. Citons p.ex. l’extraction de minerai, la pollution ou les émissions de gaz à effet de serre [1].

Pour chiffrer ces dépendances, prenons le cas des espèces en danger en Suisse. Ces espèces sont indicatrices d’un danger qui pèse sur un service fourni par la nature. Il a été calculé que l’extinction de ces espèces obligerait la Suisse a déboursé 25 milliards par an dès 2050 [2]. Pour faire quoi ? Pour produire les services que les écosystèmes de ces espèces fournissent actuellement.

Une entreprise de la chimie a évalué le coût financier des impacts de sa chaîne de valeur. Pour le cas particulier de la destruction de surfaces naturelles (« conversion des terres »), ce coût se monte à 15 milliards d’euros par an [3]. Le jour où ce coût devra être comptabilisé, suite à des modifications de lois et/ou d’attentes des clients, ce seront donc 15 milliards à inscrire au passif.

Les manufactures, à l’abri de la demande de transparence ?

Pendant longtemps, la clientèle des montres suisses a fait confiance et n’a pas attendu des entreprises une politique d’information particulière. L’importance prise par la clientèle asiatique pourrait changer cette situation. Deloitte mentionne ainsi la croissante attention des clients asiatiques à la durabilité des produits [4]  En parallèle, quelques marques débutent des politiques de divulgation sur leurs pratiques de durabilité [5]. Cette importance croissante de la durabilité s’accélère puisque 72% des marques interrogées par Deloitte en 2021 mentionnent que la durabilité est devenue un sujet d’investissement financier.

Le paradoxe vert du « Swiss made » et de la Suisse en général

Le label « Swiss Made » est un puissant moteur d’exportation basé sur une image de haute qualité. Il a aussi été associé aux paysages verdoyants des montagnes suisses. 

Web Swiss label

 Capture d’écran du site de l’association Swiss label (© swisslabel.ch, mai 2022)

Le lien entre montre de qualité et paysage de qualité est donc aisé et a souvent été effectué. A côté de considérations purement marketing, il traduit un décalage entre la réalité et l’évaluation de la biodiversité faite par la majorité des Suisses [6]. En effet, la nature suisse se porte mal, en plaine comme en montagne, suite à une gestion de la biodiversité qui n’est pas exemplaire [7]. Cette association entre nature et qualité suisse démontre peut-être un attachement à nos paysages mais représente aussi un défi pour une gestion plus durable de nos ressources naturelles.

Nature et économie, un mariage gagnant pour les deux

La restauration de la nature est en train de devenir une nécessité pour les entreprises. Elle pourrait aussi être un moteur puissant pour créer de nouveaux revenus. Le WEF a estimé les revenus additionnels que représenteraient de nouveaux biens et services favorables à la nature. En Chine p.ex., ils se monteraient à 2 trillions de dollars et 88 millions d’emplois d’ici à 2030 [8] et uniquement pour les trois secteurs prioritaires suivants : énergie, construction-immobilier, agro-alimentaire. Ce potentiel de nouveaux revenus est déjà mesurable. En 2021, les biens de consommation courants, et durables, ont comptés pour 50% de la croissance de ce segment alors qu’ils représentent 17% de ces biens [9].

Un future nature-positif ?

Alors que les symptômes d’une relation déséquilibrée avec le monde naturel (pandémie, baisse des rendements agricoles, sécheresse, …) s’accumulent, un mouvement qui développe une économie « nature-positive » grandit. Il s’appuie sur la nécessité de rester à 1.5°C de réchauffement et s’engage pour stopper la dégradation de la nature dès 2030, et restaurer la nature d’ici 2050 [10]. Il est soutenu par la plus importante association d’entreprises engagées dans la durabilité, le World Business Council for Sustainable Development (WBCSD), qui compte 200 des plus grandes entreprises mondiales.

Cet objectif pour un future carbone neutre et nature positif a été déclaré par le G7 en 2021. Il fait à présent partie de l’agenda économique, comme p.ex. deux sessions au World Economic Forum de Davos 2022, et devient un enjeu du monde financier [11]. Finalement, il est intégré à la nouvelle version de l’accord des Nations Unies sur la biodiversité, accord bientôt signé par 195 Etats (y.c. la Suisse).

biodiversité économie

Co-bénéfices biodiversité et économie (modifié d’après © Dasgupta Partha et al., The Economics of Biodiversity : The Dasgupta Review, HM UK Treasury, 2020)

Nature-positif, une aubaine pour le secteur privé

Le mouvement nature-positif permet enfin aux entreprises de contribuer positivement à la nature. Cette évolution transforme un risque en opportunité à court-terme comme à long-terme : par le développement de nouveaux produits comme par l’évolution du modèle d’affaire. De plus, il ouvre la porte à de nouvelles collaborations, avec les politiques publiques comme les ONG.

Des méthodologies qui accélèrent les engagements climatiques

Les méthodologies pour développer une approche nature-positive se sont construites depuis quelques années. Elles sont comparables à celles développées pour rendre une entreprise climatiquement neutre puis net zéro : d’abord une analyse des enjeux fondée sur une évaluation de l’empreinte biodiversité et/ou nature de l’entreprise ; ensuite une priorisation des enjeux qui intègre leurs localisations ; finalement, la fixation de cibles, dont le degré d’atteinte est ensuite documenté régulièrement [12].

Ces synergies entre approches pour le climat et approches pour la nature sont nécessaires. En effet, le réchauffement climatique représente la deuxième cause de destruction de la nature [13]. De plus, depuis l’Accord de Paris, les entreprises accompagnent fortement les Etats pour atteindre l’objectif de 1.5°C de réchauffement.

Comme pour le climat, les entreprises peuvent à présent contribuer à un future nature-positif, c.à.d. avec une nature restaurée d’ici à 2050. Elles le peuvent en poursuivant des objectifs respectant les limites planétaires (selon Rockström John et Steffen Will [14]), nommés aussi « objectifs fondés sur la science ».

approche nature positive

Composants d’une approche nature-positive (modifié d’après © WBCSD, Practioner guide, What does nature-positive mean for business, 2020

L’innovation au service de la durabilité

Répondre à la transition climatique tel est l’objectif premier de la durabilité des horlogers [15]. Grâce à ses bénéfices rapides, la politique climatique est devenue un thème important de la RSE, mais reste cantonné à des enjeux à court-terme des entreprises. Seul 36% des conseils d’administration français intègrent régulièrement les enjeux climatiques dans leurs décisions [16]. Concernant la biodiversité, 73% des conseils d’administration n’en discutent pas. Pourtant, la durabilité d’entreprise a bien plus de bénéfices à faire valoir, notamment sur la durabilité financière. En effet, la RSE est un puissant moteur d’innovation et donc de création de valeurs [17].

Biodiversité dans RSE

Intégration d’une approche nature/biodiversité dans la RSE (© MEDEF, Entreprises et biodiversité, Les Clés pour agir, 2021)

 

Des montres pour se connecter à la nature

Un engagement nature-positif doit s’appuyer sur l’implication du management comme des techniciens horlogers. Il doit donc se traduire dans la stratégie d’entreprise comme dans la création de produits. Les exemples suivants pourraient traduire cette innovation.

Manufacture à impact positif pour la biodiversité

La biodiversité est un des indicateurs les plus courants pour évaluer la nature. Une manufacture pourrait atteindre un impact neutre sur la biodiversité en transformant ses cycles de matières à la production comme à l’utilisation de ses produits.

Expérience d’immersion lors de l’achat

L’achat est développé comme une expérience et la nature appelle de nombreuses émotions. Les boutiques pourraient proposer une immersion sensorielle, avec l’aide des technologies modernes, en complément d’expériences réelles à vivre dans les régions des manufactures ou proches des boutiques.

Montre favorisant le bien-être

Passer deux heures par semaine dans la nature permet de rester en bonne santé [18]. Grâce à des matériaux réactifs (composant chimique, rayonnement lumineux, …), la montre pourrait comptabiliser le temps passé au vert. Elle pourrait aussi sensibiliser à la folle diversité du vivant en présentant un chant d’oiseau spécifique à une région selon le mois, p.ex. Enfin, elle pourrait valoriser sa longue durée de vie en rappelant les cycles temporels liés à la planète (vie d’une forêt, d’un arbre, …).

Conclusion

L’économie fait partie de la solution pour une transition écologique. L’industrie horlogère suisse est un ambassadeur réputé et tire aussi parti de la nature, suisse comme d’ailleurs. Le développement d’une économie à impact positif sur la nature ouvre la porte à de formidables transformations. Des modèles d’affaires intégrant l’économie circulaire ainsi que la dématérialisation de nos sociétés devraient aussi assurer la durabilité financière.

 

[1] Selon données du réseau Science Based Targets for Nature, données 2021

[2] Office Fédéral de l’Environnement OFEV, Rapport sur la biodiversité, 2014

[3] BASF, BASF Report 2020, 2021

[4] Deloitte, The Deloitte Swiss Watch Industry Study 2021, 2021

[5] World Wildlife Fund WWF, Environmental rating and industry report for the watch and jewellery industry sector, 2018

[6] gfs-zürich, Enquête représentative auprès de la population pour le compte de Pro Natura sur le thème de la biodiversité, 2022

[7] OCDE, Examens environnementaux de l’OCDE, Suisse, 2017

[8] World Economic Forum WEF, Seizing Business Opportunities in China’s Transition Towards a Nature-positive Economy, 2022

[9] NYU Stern Center for Sustainable Business, Sustainable Market Share Index™2021 Report, 2022

[10] Harvey Locke et al., A Nature-Positive World:The Global Goal for Nature, 2020

[11] Mirjam Staub-Bisang et Martijn Wilder AM, Putting Nature at the Heart of the Global Financial System, web article on weforum.org, 2022

[12] Science Based Targets Network, science-based targets for nature, 2020

[13] Intergovernmental Science-Policy Platform on Biodiversity and Ecosystem Services IPBES, The global assessment report, 2019

[14] Rockström J. et al., A safe operating space for humanity, in nature Vol. 46, 24 septrember 2009.

[15] Deloitte, The Deloitte Swiss Watch Industry Study 2021, 2021

[16] IFA-Orse-PwC, Prise en compte de la RSE par les conseils d’administration, 1er baromètre, 2022

[17] Ram Nidomolu et al., Why Sustainability Is Now the Key Driver of Innovation, web article in the Harvard Business Review, 2009

[18] Matthew P. White et al., Spending at least 120 minutes in nature is associated with good health and wellbeing, Sci Rep. 2019